C’est une question classique dans les différents lieux de discussion sur les jeux libres. Tu peux regarder notamment du côté de la section Legal & Business du forum FreeGameDev.
Par exemple le topic Monetizing copyleft projects ou le sujet fleuve Is it possible to make money?.
J’ai personnellement un peu d’expérience à ce niveau là, c’est un sujet que j’ai déjà bien potassé et très souvent discuté (sur FreeGameDev, #freegamer, #godotengine…). Ma conclusion est qu’il ne faut pas se prendre la tête, mais se poser la question : qu’est-ce qui est le plus important pour toi ?
Choix 1 : Tu veux à tout prix empêcher qu’on te vole ta propriété intellectuelle.
C’est un soucis rationnel, à partir du moment où l’on cherche à commercialiser un projet, il se pose la question de comment s’assurer l’usufruit de sa création, et de préférence sur le plan monétaire. La solution la plus simple est de laisser son projet sous une licence propriétaire, et de ne pas diffuser les sources. Ça n’empêche pas éventuellement des crackers de virer les potentielles DRM et de diffuser le jeu sur Internet, voire d’en vendre des copies pirates à des clients un peu trop crédules, mais ça réduit le risque.
S’il est important pour toi que tout le monde puisse avoir l’accès aux sources (sans forcément avoir le droit de les utiliser, comme par exemple avec une licence CC BY-ND-NC (qui est l’équivalent CC du « pas de licence »/« propriétaire » avec tous de même le droit de diffuser l’oeuvre originale gratuitement)), le risque augmente automatiquement. Même avec une licence restrictive, quelqu’un de mal intentionné pourra toujours prendre le code source, le compiler et vendre ton jeu. Personne n’ira vérifier (en particulier pas Apple), et ce sera à toi de faire la chasse aux contrefacteurs, à contacter le support de l’Apple Store ou de Google Play pour leur demander de retirer ces copies illégales.
Si tu utilises une licence moins restrictive (par exemple la GPL, ou encore moins restrictive une licence de type MIT/BSD), alors ce risque augmente mécaniquement encore, puisque ces copies peuvent maintenant être faites de façon légale. La GPL te donne une marge de manoeuvre contre ces copies, puisque tu peux attaquer ceux qui diffuseraient ton jeu au prétexte qu’il n’en distribuent pas le code source (si c’est le cas). Avec une licence de type MIT/BSD, tu ne peux rien faire.
La question principale est au finale là : quelle est le risque dans chacun de ces cas de figures ? De mon expérience, quasiment nul. Combien de jeux sous licence libre trouves-tu en vente dans les magasins ou différents stores virtuels, sans que cela ne soit initié par les développeurs officiels de ces jeux ? Pas beaucoup. Il y a quelques exemples :
- SuperTuxKart, un jeu libre plutôt populaire depuis de nombreuses années, est parfois trouvé en vente sur différentes plateformes. Un exemple récent : forum.freegamedev.net/viewtopic.php?f=17&t=6877
- FlightGear: wiki.flightgear.org/Frequently_asked_questions
- Lugaru, jeu initialement propriétaire dont le code source a été libéré suite à un Humble Bundle. Wolfire Games a peu après rédigé un article sur son blog (je n’ai plus la référence sous la main, mais c’est trouvable) dénonçant que de nombreuses copies pirates de Lugaru étaient ensuite apparues sur l’Apple Store, utilisant le code source libre et les assets de la démo. Ces assets étant non libres, ces copies étaient illégales et Wolfire a du contacter Apple pour les faire retirer à plusieurs reprises, mais il n’empêche que la disponibilité du code source a rendu ces copies plus faciles à faire par n’importe quel ado de 13 ans.
- Probablement divers autres exemples.
En contrepartie, il existe des jeux libres qui sont distribués commercialement et avec plus ou moins de succès, et qui n’ont pas l’air particulièrement inquiets de voir leur propriété intellectuelle volée :
- Tales of Maj’Eyal (GPL): te4.org, téléchargeable gratuitement sur le site officiel (sources incluses), et également en vente sur ce site et sur Steam et GOG. Ces ventes sont considérées comme des « donations » qui donnent accès à quelques bonus minimes (+ quelques DLC en vente également, eux non libres a priori). Il serait a priori assez facile de prendre le moteur de jeu T-Engine4 et de concevoir sa propre histoire (ce que beaucoup font dans la communauté officiels de modding par ailleurs), et de vendre le résultat. Je n’ai pas vraiment de tels jeux commerciaux pour l’instant, et surtout ça n’a pas l’air de gêner le développeur qui l’encourage.
- Wyrmsun (GPL): store.steampowered.com/app/370070, un jeu sous licence GPL pour le code, CC0 et CC BY pour les assets. Il était jusqu’à il y a peu en vente pour 5€ sur Steam, ce qui marchait plus ou moins bien (assez bien pour financer la création de nouveaux assets sous licence libre en tout cas). L’auteur a néanmoins récemment passé le jeu en gratuit sur Steam avec des DLC cosmétiques, dans le but d’attirer plus de joueurs pour faire grandir la communauté d’utilisateurs (et potentiellement de co-développeurs).
- Monster RPG 2 et Crystal Picnic (zlib): Deux jeux libres qui sont aussi vendus sur Steam. Leur code source à néanmoins été retiré de GitHub par l’auteur, mais ayant contribué à ses projets, je dirais que c’est plus qu’il est un peu lunatique, pas forcément par peur de voir ses jeux vendus par d’autres. J’ai par ailleurs fait des copies du code source avant qu’il le retire : github.com/LibreGames/monster-rpg-2
- Hyperrogue: store.steampowered.com/app/342610, celui ci utilise un modèle intéressant puisque la version Steam est toujours en avance par rapport à la version libre ; pour avoir la toute dernière version, il faut donc payer, mais on est assuré que le nouveau contenu sera libéré petit à petit.
- SuperTuxKart a un système de « pack pour donateurs », qui contient de très beaux circuits inédits sous licence CC BY-NC-SA, qui ne sont accessibles qu’aux donateurs. À chaque nouvelle version de STK, ces circuits sont intégrés dans le jeu complet (et passent donc sous licence CC BY-SA), et de nouveaux circuits sont créés pour le pack donateurs.
- etc.
Mon post est déjà trop long et bien confus, donc je vais abréger un peu.
Choix 2 : Tu veux garder une licence libre à tout prix, et si possible faire un bénéfice en vendant tes jeux
Dans ce cas c’est très simple. Reste bien loin des clauses NC et ND qui rendent effectivement tes jeux non libres, et utilise plutôt une licence de type GPL qui te donne plus de contrôle sur l’utilisation qui peut être faire de ton jeu. La GPL t’assure que les potentiels jeux dérivés du tien devront aussi être libres, donc ton jeu aiderait à la diffusion de nouvelles fictions interactives libres, et donc dans une certaine mesure à l’essor de tes propres jeux (plus de bons jeux, plus de joueurs, plus de clients). Et pour les contrefacteurs qui de toute façon se contrefichent de la licence, tu peux tenter de faire retirer leurs jeux de plateformes commerciales s’ils ont enfreint les termes de la GPL.
Comme je l’ai dit, le risque de se faire « voler » sa propriété intellectuelle comme ça est relativement faible. Et d’autant plus lorsqu’il s’agit de fictions interactives qui, il faut se l’avouer, sont vraiment une niche sur le marché du jeu indépendant. je n’ai pas joué à tes jeux et je me trompe donc peut être, mais à moins d’avoir une qualité extraordinaire qui en ferait un des grands hits du marché, tu n’as pas de soucis à te faire.
C’est tellement plus simple de rester sous une licence 100% libre telle que la GPL, et d’essayer de trouver des modèles économiques un peu originaux (voire mes exemples ci dessus) plutôt que de vouloir à tout prix tout verrouiller pour se protéger. Le libre, c’est aussi accepter la diffusion commerciale de son travail par d’autres. C’est ce qui en fait la force et l’attrait. Si c’est un peu qui te gêne grandement, alors oui garde ton code sous licence propriétaire ou CC BY-NC-ND, mais il ne sera dès lors pas libre (ce qui est aussi OK, c’est juste un autre choix).
Voilà pour mon pavé confus, j’espère qu’il y a 2-3 points intéressants entre les lignes 